Le virus Ğ1
Qui aime découvrir, après de longues heures de travail, qu’il a réinventé la roue ? Sans doute pas grand monde. Et les informaticiens ? Non plus. Le plus souvent, leurs programmes s’appuient sur d’autres programmes, qui eux-mêmes s’appuient sur d’autres, etc. Mais sommes-nous libres d’utiliser ainsi d’autres programmes ? La licence d’utilisation qui accompagne chacun d’entre eux permet de le savoir. Oui, l’information est dans ce texte imbitable que personne ne veut lire.
Imaginons une licence qui, une fois approximativement traduite, stipulerait ceci : premièrement, ce programme est utilisable sans condition ; deuxièmement, l’ensemble des instructions permettant de le générer est librement consultable ; troisièmement, ces instructions sont librement modifiables pour répondre à d’autres besoins ; quatrièmement, le résultat peut être distribué librement. Certains auront reconnu ce que l’on appelle une licence libre1. Avec une telle licence, non basée sur la rareté et la coercition, peut-on obtenir autre chose que des programmes « sans grande valeur » ? Ceux qui ont permis la validation juridique de ces licences, il y a une quarantaine d’années, ont dû se dire : petite chose bien inoffensive.
Et pourtant… Aujourd’hui, les programmes qui font tourner nos sites Web, dans une écrasante majorité, sont sous licence libre. Le monde du logiciel a été chambardé. Ceux qui se voulaient les prescripteurs de ce qui est « grande valeur » ont beaucoup perdu de leur pouvoir. Beaucoup ? Pas tant que ça, car ils ont toujours un système monétaire à leur main. Et pour cause : dans son grand casino mondial, sur qui d’autres le banquier2, du fait de sa myopie, pourrait-il miser ?
Bien… Alors imaginons maintenant un code monétaire stipulant : premièrement, cette monnaie est utilisable sans condition ; deuxièmement, chacun peut émettre de nouvelles unités monétaires, pour peu que chacun, présent ou futur, puisse le faire dans des proportions égales. Certains auront reconnu ce que l’on appelle une monnaie libre3. Avec un tel code monétaire, non basé sur la rareté et la coercition, peut-on obtenir autre chose que des unités monétaires « sans grande valeur » ? Les années à venir le montreront peut-être : le 8 mars 2017 a été lancée la première monnaie libre. Nom de code : Ğ14.
Il y a quelques années, alors que j’essayais péniblement de concevoir « La TRM en couleur »5, des informaticiens développaient ce qui ne s'appelait pas encore la Ğ1. Je les imaginais comme des hackers mettant au point un virus. J’étais enthousiasmé.
J’écoutais alors en boucle Jérôme Minière6. Un camarade m’avait fait entendre des extraits de ses deux premiers albums, sortis fin des années 90. J’en étais tombé instantanément amoureux. Les titres à eux seuls étaient une promesse pour le libre monnayeur que j’étais : « Monde pour n’importe qui » symbolisait l’universelle symétrie spatiale ; « La nuit éclaire le jour qui suit » évoquait la lumineuse symétrie temporelle.
Le morceau « La peau lisse », prémonitoire, se conclut ainsi :
Nous ne sommes que des moustiques,
si on pique on nous esquinte,
du revers de la main, on nous met sous plastique, ou on nous intoxique.
Il m’est venu l’idée que nos piqures, bien que d’apparences ridicules,
peuvent permettre à un virus fou de s’introduire sous l’épiderme
et de se frayer un chemin jusqu’aux organes les plus puants.
Ainsi, ce grand corps, si préoccupé de son apparence,
ne verra pas venir cette révolution souterraine,
ni ne pourra inventer, ni produits chimiques, ni pschitt-pschitt.
Je ne suis qu’un moustique,
si je pique on m’esquinte,
du revers de la main, on me met sous plastique, ou on m’intoxique.
Notre seule chance, c’est l’intrusion, l’installation, la prolifération,
afin de nettoyer ce grand corps bronzé de l’intérieur.
Je ne peux nier que les années 2000 risquent d’avoir la peau lisse.
Mais par contre, je peux jurer que sous cet épiderme pasteurisé et sans âme, tout sera chambardé.